Une fois de plus, le Conseil oecuménique des Eglises est en Afrique, et nous, enfants de ce continent, nous voulons tenter de leur montrer cette terre qui est la nôtre, l'héritage venu de Dieu que vous avez sauvegardé pour nous. La dernière fois que ce Conseil est venu en Afrique, nous avons mis en scène notre histoire et notre humanité dans la pièce "Muntu", et quelques-uns d'entre vous étaient présents, en chair et en os. Aujourd'hui, en vous offrant ces paroles comme une libation, mon coeur et mon âme sont remplis de tristesse et d'espoir; c'est contradictoire, mais c'est ainsi. Voyez-vous, je viens de voir le malheur de vos enfants. Je revis dans ma chair, j'entends de mes oreilles les voix pleines de douleur des "esprits des familles du Passage du Milieu" 1. Il n'est pas étonnant qu'Ali Mazrui dise que vous êtes fâchés contre nous. 2 A vrai dire, nous sommes souvent fâchés contre nous-mêmes et nous promettons sans cesse : "Jamais plus". Mais au moment même où nous disons "jamais plus" et que nous renversons l'apartheid, il se trouve que nous récoltons la tempête du racisme à chaque détour du chemin. Nous aspirons à être authentiques, à découvrir la force avec laquelle vous avez résisté à l'annihilation totale de ce que vous aviez reçu de vos propres ancêtres et à l'anéantissement de notre race sur cette terre. Nous aspirons à redécouvrir votre sagesse, car qui sait ? Peut-être pourrions-nous y trouver des idées et une inspiration dans les luttes et les dilemmes que nous affrontons aujourd'hui; car nous aussi, nous résistons à l'absorption totale dans une culture mondiale axée sur l'Europe, une culture que nous n'avons pas contribué à façonner. Nous savons que vous avez quelque chose à nous dire.
Je me souviens de toi, Anowa : tu nous as appris comment vivre en harmonie avec nous-mêmes et avec toute la création.
Je me souviens de toi, Créateur, je me souviens que tu t'es éloigné de la fumée et du feu que l'homme avait créés et que tu as chargé la femme d'enseigner à ses fils d'honorer Dieu et de demander pardon lorsqu'ils avaient fait tort à autrui.
Je me souviens de toi, Dieu aux noms multiples; tu nous as appris à rechercher la réconciliation lorsque nous sommes en conflit, tu nous as donné le padare pour y tenir nos palabres.
Honorables ancêtres, notre terre est en proie à de nombreux conflits et je viens de voir et d'entendre qu'il y en a d'autres encore. Nous sommes tristes pour vous et pour nous-mêmes. Mais il semble que dans cette tourmente et cette décadence qui règnent aujourd'hui en Afrique se trouve la semence de l'Afrique nouvelle prête à germer, afin que notre continent puisse apporter sa contribution spécifique à l'ensemble de l'humanité.
Chers ancêtres, vous aviez une religion, vous étiez guidés par le Créateur. Certains d'entre vous, comme Nehanda, y sont restés attachés jusqu'à la mort. D'autres y ont ajouté des éléments empruntés à l'islam, d'autres encore l'ont enrichie grâce au christianisme, et beaucoup d'entre vous se sont efforcés de l'abandonner entièrement et ont dit que nous aussi, nous devons renoncer à cette religion africaine. Mais vous en avez conservé les éléments essentiels dans le tissu de la culture que vous nous avez transmise. Je ne m'en plains pas. Nous aussi, nous sommes des êtres doués de créativité ; nous avons donc relevé le défi et avons tenté de façonner un christianisme qui ne supprime pas notre africanité, mais qui contribue à l'enrichir. Nous osons chercher la nouveauté, car si nous avons peur des changements pour le mieux, nous serons pris de vitesse par la dégradation et nous disparaîtrons de la face de la terre en tant que peuple distinct.
N'avez-vous pas dit que celui qui ouvre une trace ignore que derrière lui, le chemin est sinueux ? Nous aussi, nous devons assumer la responsabilité de nos choix. Je suis obligée néanmoins de dire à ceux d'entre vous qui ont opté pour le Christ que nous, qui avons suivi vos traces, nous ne cessons d'attrister le Saint Esprit. Souvenez-vous : Jésus, notre ancêtre spirituel, a prié pour que nous ayons la paix et il a souhaité que nous ayons la vie en abondance. Cela se passait il y a près de 2000 ans. Le monde n'a connu depuis lors que peu de périodes de paix. Pour nous, en Afrique, la seule paix que nous ayons connue au cours des 500 dernières années est celle qui a régné lorsque nous avons consenti à notre propre déshumanisation. Je n'oublie pas que certains d'entre vous ont résisté à ce qu'on leur imposait et l'on payé de leur vie terrestre.
J'entends Anowa dire : "C'en est assez". Je vois Jésus qui pleure en voyant combien nous sommes incapables de trouver ce qui peut nous donner la paix et de nous y attacher. Nous l'attristons profondément en refusant de demeurer sous son aile maternelle; en effet, les marchands qui sont autour de nous sont prêts à nous vendre n'importe quelle idéologie pourvu qu'ils se remplissent les poches en nourrissant leur racisme. Il y a peu de temps, les médias occidentaux nous disaient que l'Afrique était "livrée à l'abandon". Nous avons fait notre propre analyse et nous avons dû nous endurcir, car nous avons découvert la réalité : le drainage des ressources de l'Afrique par les compagnies transnationales et le nouvel engouement pour ce que l'on appelle depuis peu la "mondialisation". Nous connaissons l'exploitation économique qui favorise la misère en Afrique, alors que les Africains enrichissent l'Occident, et l'Orient aussi, de manière croissante. Nous cherchons une issue et un moyen qui nous fassent progresser, et nous comptons sur vous, nos ancêtres, pour nous accompagner jusqu'au bout. Aujourd'hui, nous nous souvenons que :
"Ce n'est pas la pauvreté matérielle qui constitue le principal problème de l'Afrique, dans la course à la transformation sociale. Mais c'est l'absence d'une force vitale intérieure, d'une volonté morale et de la capacité de prendre des initiatives que l'on mène jusqu'au bout dans le combat visant à opérer des changements positifs." 3Nous avons derrière nous des luttes pour la libération : vous les connaissez bien. Aujourd'hui, nous prenons la relève ... et cherchons à retrouver notre humanité perdue. Car c'est bien notre humanité que les puissants d'aujourd'hui, ici et ailleurs, méprisent et ignorent. Aujourd'hui, nous aspirons à une libération culturelle en affinant et en mettant en oeuvre les normes précieuses que vous avez tenté de préserver.
C'est pourquoi, o mes ancêtres, je me permets de vous adresser ces propos. Je suis convaincue que nos héritages, l'africain, le chrétien, et aussi l'islamique, ont quelque chose à nous dire. Même ce que nous avons hérité de l'Occident peut être mis à contribution dans un sens positif. N'est-ce pas vous qui disiez : "Tete wo bi ka, tete wo bi kyere ?" [Le passé a quelque chose à dire, le passé a quelque chose à nous enseigner]. Mais le passé n'a rien à imposer.
Prêtez-moi un peu d'attention, mes ancêtres en Jésus. Qu'est-ce que le passé chrétien a à nous enseigner, à nous qui nous débattons dans nos réalités actuelles ? Pouvons-nous trouver un christianisme sain, porteur de santé, en Afrique ? Dites donc quelque chose ! Bien ! Vous aussi, vous avez des questions. Vous nous demandez : Que faisons-nous dans nos organisations communautaires ? Examinons-nous attentivement les concepts d'ajustement structurel, de libéralisation, de privatisation, ou nous contentons-nous de "sauver ceux qui sont en train de périr et de prendre soin des mourants" ? Je vous entends, vous nous encouragez à aller de l'avant : "Allez au-delà du changement, de la transformation, de la reconstruction, afin de susciter sans relâche des vies accomplies, de les encourager, de les édifier et de les soutenir dans un environnement plein de beauté. C'est ainsi que vous vous réclamerez de nous et de ce que nous vous avons légué.
Vous nous appelez à prendre position contre l'impunité par laquelle nous violons l'humanité d'autres êtres humains. Vous avez bien raison. Nous nous promettons des jours meilleurs. Nous avons déjà commencé à nous préoccuper des questions relatives à la sensibilité et à l'égalité entre les sexes. Si seulement les Eglises voulaient bien devenir attentives au point de vue des femmes, à leur participation et à leur contribution, nous ne perdrions pas autant d'énergies, nous ne négligerions pas tant de possibilités. Quels que soient nos contextes et nos ordres du jour, vous nous appelez à être particulièrement attentifs à ceux que le monde considère comme "marginaux". Des voix nouvelles contribueront à façonner l'Afrique de demain. Nous avons fait voeu d'aider à mettre un terme à l'exclusion sociale dans nos communautés ; alors, pourquoi ne pas commencer dans l'Eglise ?
Jésus, tu as prié pour que nous soyons un; regarde ce que nous avons fait de l'unité sur ce continent ! Nous nous sommes promis de former des responsables qui aient le sens de l'oecuménisme, et de remplacer notre fondamentalisme confessionnel par un zèle ardent pour une mission commune. Nous ne serons pas seulement des partenaires, mais des compagnons, un peuple qui marche avec toi sur la route d'Emmaüs.
Honorés ancêtres, en 1970, David Barrett a fait une déclaration qui, jusqu'à ce jour encore, suscite en moi crainte et tremblement. Il l'a intitulée "En l'an 2000, 350 millions de chrétiens en Afrique" (AD 2000, 350 Million Christians in Africa ). Je vous vois sourire, parce que c'est vous qui nous avez dit : "Si la force était droit, l'éléphant serait le roi de la forêt." 4 Quelle force représente donc ce chiffre ? De quel genre de christianisme s'agit-il ? J'ai pensé à l'oignon qui m'a causé un jour une déception intense et profonde; je l'ai perçu comme un message théologique. Ce grand fruit de la terre, à la forme parfaite et à la peau luisante, n'avait en son centre que du vide. Le germe de sa croissance, de sa vie, avait séché. Alors, je demande : Quelles sont la théologie et la spiritualité qui sont au coeur du christianisme africain ? Sont-elles desséchées, pourries, ou vivantes ? La pertinence à laquelle nous prétendons dépend de la réponse à cette question.
Ce qui me remplit aujourd'hui de crainte et de tremblement, c'est que dans tous les domaines dont le monde se préoccupe, on perçoit l'Afrique et on la traite comme une entité marginale, excepté dans les cas où elle est considérée comme source de richesse pour les autres et dans le domaine de la foi. Aussi bien l'islam que le christianisme ont un profil bien visible en ce temps où les gens cherchent désespérément le shalom. Alors, l'observateur inquiet ne peut que demander : De quelle foi, de quelle pratique, de quelle théologie, de quelle Eglise parle-t-on ? Eh bien, ancêtre Blyden, je ne sais pas si tu t'en souviens : tu as un jour prophétisé que l'Afrique deviendrait une source de spiritualité pour le monde entier. 5 J'ignore si le temps est venu pour nous de récolter le fruit de cette prophétie. Mais ce que je sais, c'est que je me pose une question sur laquelle tu pourras peut-être m'éclairer : "Comment le christianisme peut-il devenir un cadre de référence pour l'expression de l'idéal de vie africain, malgré les traits typiques du 19ème siècle qu'il a hérités de l'Occident ?"
Vivant avec ce que nous a légué notre histoire, nous déclarons que le 20ème siècle est le siècle chrétien de l'Afrique. Vous ne nous contredirez pas si nous disons que même si les Eglises des premiers siècles du christianisme étaient concentrées sur les rivages de notre continent, le siècle qui touche aujourd'hui à sa fin a été témoin d'une présence chrétienne plus spectaculaire encore. L'Eglise s'est accrue, c'est vrai, mais bien peu de choses semblent avoir changé depuis 1951, lorsque l'on a pu dire que :
"l'Eglise a crû dans le sens évangélique, mais sans que cette croissance s'accompagne d'une maturité dans les domaines de la théologie, de la liturgie et de l'économie. Il faut se préoccuper de cette situation 'déplorable' avec la plus grande détermination". Il est compréhensible que l'on s'inquiète du fait que la chrétienté institutionnelle, soumise aux pressions que font peser sur elle les transformations politiques et sociales, se désintègre en son centre, tout en continuant à croître à la périphérie. 6Oui, honorables ancêtres, vous le savez, nous sommes en pleine expansion; il y a aujourd'hui davantage d'Eglises, davantage de missionnaires venus d'autres pays, beaucoup plus de mouvements charismatiques et beaucoup plus de personnes qui confessent le Christ comme leur Sauveur personnel. Ils sont nombreux, ceux qui laissent au Christ le soin de régler son compte à leur ennemi le Diable, et de dissiper la crainte qu'ils éprouvent à l'égard de certains d'entre vous qu'ils avaient mis ou commencent aujourd'hui à mettre au nombre des démons. Nous aussi, nous désirons laisser une trace de foi, et nous allons oeuvrer dans ce sens avec fidélité.
Nous ne nous faisons pas d'illusions. Si nous nous élevons contre la triste image de l'Afrique diffusée par les médias occidentaux, c'est en étant pleinement conscients de nos complicités et de l'exploitation qui existe chez nous. Bessie Head a fait observer qu'"à la racine de toutes les tricheries et du vol", il y a le "mépris des gens". Les personnes qui sont aux commandes des affaires africaines ou celles qui sont en rapport avec l'Afrique, disent que les gens "ne savent rien parce qu'ils ne savent ni lire ni écrire". 7 Nous nous méprisons nous-mêmes, comme d'autres nous méprisent, tout en proclamant que la sagesse ne vient pas en lisant ou en écrivant beaucoup de livres. Nous sommes conscients de nos "déficits sociaux". Nous subissons ou infligeons à d'autres
"une forme de cruauté qui est en réalité du mépris et qui semble tirer son origine des pratiques de la sorcellerie. C'est là une pression continuelle, une torture mentale qui réduit ses victimes à un état de terreur permanente. Et lorsqu'ils se mettent à vous tourmenter, ils ne connaissent pas de limites, jusqu'à ce que vous perdiez la raison. Et alors, ils ont un sourire narquois." 8Durant la seconde moitié de notre siècle, comme d'ailleurs durant la première, nous avons vu des hommes politiques, des agents coloniaux, des civils et des militaires traiter de cette manière ceux qui s'opposaient à eux. Dans un autre contexte, c'est là l'image de la strangulation de l'économie africaine par les pouvoirs de la finance mondiale, qui fait dire à Mazrui : "Y a-t-il encore une vie possible après la dette ?" 9
Si nous ne pouvons pas survivre et remporter la victoire, nous ne sommes pas vos enfants. C'est en présence de toute cette sorcellerie financière que Mazrui affirme que l'Afrique possède un moyen de pression, car nous avons ce qu'il appelle un "contre-pouvoir". On définit le contre-pouvoir comme "le pouvoir qu'exercent ceux qui, au sens absolu du terme, sont les plus faibles sur ceux qui, selon des critères objectifs, sont les plus forts". En effet, dit-il, il y a un pouvoir inhérent au fait d'être débiteur, car "la menace de son insolvabilité rend le créancier vulnérable." 10 Il y a un endettement mutuel qui, selon le lobby chrétien, ne peut être résolu que par la remise des dettes. L'Eglise d'Afrique dit-elle ou fait-elle autre chose face à cette situation économique qui semble bien être à la racine du dénigrement de notre humanité ? 11 En 1995, la CETA a organisé un colloque sur le thème "Démocratie et développement en Afrique : le rôle des Eglises". Le rapport de ce colloque a été publié par J.N.K. Mugabi. Dans ce volume, nous trouvons quelques pistes pour nous guider dans notre quête.
Nananom, tu es proche de nous et tu es témoin du fait que la "sagesse" politique qui émane des organismes religieux est tombée très bas en Afrique. L'effondrement spectaculaire des structures qui étaient à ton service ne nous a pas aidés, et là où elles perdurent, elles se trouvent souvent en conflit avec l'occidentalisation qui nous est imposée. Nous avons encore des mosquées et des Eglises. Elles ont la possibilité de toucher de près la vie des gens au moins une fois par semaine, sans parler des rencontres quotidiennes de chacun avec ces racines vives de nos nations. Mais on ne cesse de se demander : "Que fait-on de ces possibilités ?"
Les partis politiques utilisent les occasions qu'ils ont de cultiver leurs relations avec les gens pour les mobiliser en faveur de leurs intérêts, qu'ils prétendent être ceux de la nation. Mais ce qui en résulte est ambigu, car s'ils expriment les besoins des gens, nos chefs politiques sont aussi dans l'obligation de réaliser "des projets de démocratisation et de contrôle de la population venus de l'étranger"; la mondialisation exige des ajustements structurels de l'économie qui renvoient aux gens eux-mêmes et aux initiatives des communautés, appelées "société civile", la responsabilité de leur propre survie. Je suis troublée, chers ancêtres. "A quoi servent nos impôts, sinon à l'entretien des armées et de forces de police mal équipées ?" Les problèmes complexes de la politique et de l'économie nous ont submergés et ils ont eu pour effet une dégradation de la société, si bien que les gens sont à la recherche d'un soutien spirituel. "Que font donc les Eglises pour réagir ?"
Le colloque que je viens de mentionner nous met clairement en garde : "Il est trompeur et dangereux de prêcher un Evangile de la prospérité dans un contexte de pauvreté généralisée." Trompeur, parce que nous n'amenons pas les gens à analyser les "contraintes socio-économiques qui empêchent de nombreuses communautés africaines de vivre décemment." 12 Dangereux, parce que nous prétendons que la religion est un "agent de bien-être", mais nous ne donnons pas aux gens le moyen de rechercher ce bien-être. Et surtout, c'est faire oeuvre mensongère que de continuer à enseigner que la religion et la politique n'ont rien à voir l'une avec l'autre, alors que toutes deux prétendent pourvoir au bien-être des gens. C'est un mensonge, car tant que nous sommes de ce côté-ci de la tombe, nous ne saurions séparer l'âme du corps; nous devons donc veiller à ce que la religion soit au service de notre humanité.
Ancêtres bien-aimés, vous avez laissé votre peuple devenir de la main-d'oeuvre, puis vous avez abandonné la terre à la colonisation. Vous avez été les premiers à faire l'expérience de la mondialisation de notre économie. On vous a forcés à abandonner la gestion traditionnelle de l'Etat et vous êtes entrés dans l'ère de l'Etat moderne et de la "vague noire" qui a fait son entrée à l'ONU dans les années 1960. 13 Ainsi, nous, vos enfants, nous avons été englobés dans une culture mondiale axée sur l'Europe. Je ne prétends pas que tout y soit absolument mauvais. Certains d'entre nous, vos enfants, avons la possibilité de communiquer entre nous par-delà des frontières de nos langues maternelles grâce aux langues impériales. Mais quelle que soit la langue que nous parlons, nous nous trouvons soumis à des lois "internationales" de type européen à l'élaboration desquelles nous n'avons pas participé. Je savais que vous alliez dire : "Mais vous pouvez en changer quelques-unes". Nous devons nous débarrasser du sentiment d'infériorité, soigneusement entretenu par certains, qui nous saisit lorsque nous nous trouvons face à la science et la technologie occidentales. Je sais que vous allez me faire observer que la technologie n'a pas de race et que d'aucuns sont entrés dans son orbite qui n'étaient pas d'origine européenne et n'ont pas connu la colonisation. Je suis d'accord, et j'ajouterai même : "C'est aussi le cas de certains peuples anciennement colonisés". Rien ne nous empêche de nous joindre à eux.
Vous, nos ancêtres, vous avez affirmé que vous restiez présents, pour nous encourager à travailler; vous pouvez donc aussi vous sentir chez vous au sein de la chrétienté mondiale. Nous ne nous joindrons plus à ceux qui font de vous des démons dans leurs traductions et dans leur théologie. Nous nous rendons compte aujourd'hui que le pluralisme culturel et religieux est une réalité dans le monde entier. Nous affirmons donc qu'en le prenant au sérieux, nous devons aussi prendre au sérieux la religion africaine. Ceux d'entre nous qui sont chrétiens devront apprendre à être à la fois authentiquement africains et authentiquement chrétiens. Nous sommes mis en demeure de lutter pour apporter notre contribution à la chrétienté du monde entier et à l'oecuménisme chrétien.
Nous nous réclamons de nos racines; alors, tout en nous distançant de cultures locales que nous trouvons déshumanisantes, nous demeurerons fidèles à notre héritage africain. Cela signifie que nous devons examiner très attentivement tout changement dont l'initiative vient de l'extérieur, car nous aussi, nous portons la responsabilité de contribuer au changement et à l'élaboration de l'histoire et de la culture du monde.
Vous avez entendu les témoignages de vie que j'ai entendus aujourd'hui. Nous sommes confrontés à la tâche de desserrer l'emprise étouffante de l'Occident sur l'Afrique. L'eurocentrisme prononcé des cinq cents ans écoulés a aussi laissé des traces sur cette culture du monde. Nous devons lutter avec une détermination accrue pour bâtir sur la base des valeurs que votre expérience a façonnées. Nous devons acquérir une vision entièrement nouvelle de nous-mêmes et une attitude positive qui ouvrira de nouvelles perspectives. Idowu et Mazrui comparent tous deux l'Afrique à une femme. Je leur pardonne leur sexisme. Mazrui utilise pour en parler l'expression "le continent femme" - passive, patiente, pénétrable" 14. Dans son livre African Traditional Religion: A Definition (La religion traditionnelle africaine : une définition), Idowu compare les attentes des grandes puissances à l'égard de l'Afrique à ce que la plupart des sociétés attendent des femmes :
"Lorsqu'elle se comporte selon les instructions données et accepte d'être en position d'infériorité, elle est assurée de la bienveillance que réclame sa 'pauvreté', et elle se montre à son tour profondément et humblement reconnaissante. Mais si, pour une quelconque raison, il lui prend l'idée de s'affirmer et de réclamer un statut d'égalité, elle s'attire un regard courroucé ; on l'insulte, on la persécute ouvertement ou par des moyens indirects, on la pousse à être en conflit avec elle-même..." 15De même que les femmes se rebiffent face à ces stéréotypes, de même l'Afrique doit refuser cette typologie féminine. Nous avons participé à la transformation du monde. Nous avons pris part à l'évangélisation de l'Afrique, dès les origines du christianisme et au cours des siècles qui ont suivi. Il est de notre devoir de préciser la manière dont nous allons aider la postérité à construire le respect qu'elle doit avoir envers elle-même.
En ce moment, nous continuons à subir l'influence occidentale et nous ne semblons pas être en mesure de manifester notre interdépendance, de manière à aider nos enfants à vivre dans le respect de soi. L'Occident continue à se mêler de la manière dont nous gérons notre économie et fait le procès de notre politique, parce qu'il a besoin de nous pour son marché et ses investissements. Nos richesses ont contribué à son développement; nous pouvons donc exiger qu'il renforce nos structures régionales. Nous pouvons et devons penser à l'échelle panafricaine. Nous pouvons et devons penser et oeuvrer en faveur du changement. Nous l'avons fait en Afrique du Sud, où nous avons arraché notre humanité à l'étau du racisme. Que fera l'Afrique du Sud de cette toute nouvelle dignité, au niveau de l'Afrique et du monde entier ?
Le monde tire de l'Afrique des minéraux et nous avons un pouvoir numérique aux Nations Unies. Ne devrions-nous pas utiliser ces atouts pour obliger les compagnies transnationales à devenir plus responsables ? Il me semble qu'au travers de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, la communauté internationale a sacralisé l'argent et l'a même mis au-dessus des Etats. Ne pourrions-nous pas laisser nos diamants, notre or et notre pétrole reposer dans les entrailles de la terre si nous ne parvenons pas à les faire servir au bien de l'Afrique ?
Nous qui sommes si massivement christianisés, ne pourrions-nous pas nous mettre à exercer une influence sur la forme que va prendre le christianisme dans le monde, ou tout au moins sur la manière spécifiquement africaine dont nous allons pratiquer et articuler notre foi ? Qui sait ? D'autres peut-être apprécieront notre manière de leur parler; ou, en tout cas, nous renforcerons et enrichirons la diversité et la variété des manières de vivre la foi. Nous contribuerions de la sorte à façonner l'histoire du christianisme et à illustrer la portée universelle de la venue de Jésus Christ. Le christianisme occidental a été en général une force de "désafricanisation", mais rien ne nous oblige à laisser cet état de choses se perpétuer. Vous, nos ancêtres, vous attendez mieux de nous. Alors, avec vous qui faites partie de la grande nuée de témoins, j'appelle mes soeurs et mes frères de souche africaine à la conversion et à l'engagement ; nous ne saurions faire moins.
Revenons à nous-mêmes en nous tournant vers Dieu, afin d'aller de l'avant en toute intégrité.
Jamais plus nous ne marcherons sur la pointe des pieds.
Jamais plus nous ne consentirons à subir l'humiliation.
Réaffirmons la valeur des manières de faire africaines, qui recèlent des germes d'humanisation pour toute l'humanité.
Refusons les lois qui sont au service des intérêts de ceux qui les font pour le plus grand malheur du peuple.
Jamais plus nous ne serons les victimes des coups d'Etat et des conflits religieux.
Jamais plus nous ne tolérerons la désafricanisation culturelle venant de l'extérieur.
Refusons l'occidentalisation qui se présente sous les apparences du christianisme.
Jamais plus nous ne nous tairons devant les politiques étrangères opportunistes, celles des marchés libres et du libéralisme qui bradent notre héritage à tous vents pour une écuelle de bouillie.
Jamais plus nous n'investirons dans des styles de vie étrangers sans nous assurer qu'ils peuvent servir à notre prospérité.
Détournons-nous de l'inefficacité, de la mauvaise gestion, de la corruption et des frontières étroites que nous dressons autour de nos appartenances et de nos communautés.
Jamais plus nous ne nous satisferons d'une vie de chasseurs-cueilleurs sans les soins nécessaires et sans culture, résignés à la mort et à la dégradation des infrastructures.
Nous vous le promettons, comme nous nous le promettons à nous-mêmes, devant cette grande nuée de témoins, visibles et invisibles, dans le monde entier.
Jamais plus nous ne marcherons sur la pointe des pieds sur cette terre qui appartient à Dieu et qui est notre héritage commun.
Table des matières
Huitième Assemblée et Cinquantenaire