Discours de Son Excellence Monsieur Mohammad Khatami
Président de la République islamique d'Iran

11 décembre 2003

Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux

Excellences,
Mesdames et Messieurs, Chers amis,

Bien que la grande majorité des habitants de notre planète reste encore, comme par le passé, attachée à ses convictions religieuses, il ne fait aucun doute que dans le monde actuel, la vie religieuse, la pensée religieuse, le langage religieux, et d'une façon générale toute attitude et comportement religieux sont contestés et défiés. Cependant, ce phénomène n'est pas exclusif à notre époque ou à « notre univers ». En effet, le combat contre la religion est aussi ancien que la religion elle-même. Les grands hommes de foi tels que les prophètes de Dieu, ainsi que les Saints, ont consacré leur vie à défendre la religion contre ses détracteurs. Ceci se trouve relaté dans différents livres religieux consacrés à l'histoire des prophètes, des grands saints et des savants. En admettant toutefois l'ancienneté du combat mené contre la pensée et la pratique religieuse, il convient de faire la distinction entre l'époque actuelle et les temps révolus. Il existe, à cet égard, au moins deux différences profondes.

La première différence concerne le contenu de cette confrontation. Jusqu'à l'époque moderne,. la contestation menée contre de grands hommes et contre certains enseignements religieux était de même origine et de même nature que la religion elle-même et la plupart de ceux qui sont cités comme opposés aux grandes religions, défendaient en réalité leurs propres religions et leurs propres dieux face à une nouvelle religion et s'ils attaquaient les principes et les préceptes de celle-ci, c'était encore sur la base de convictions religieuses. A quelques exceptions près, il n'était nullement question, comme un fait social, de mouvements antireligieux dans le sens actuel du terme. La vague anti-religieuse que nous connaissons aujourd'hui, est un fait nouveau et la discussion sur ses origines et ses causes constitue une des questions majeures de la « nouvelle théologie ».

L'autre différence entre le passé et le temps présent réside dans la « forme » de la contestation. En effet, celle-ci s'est donnée tout naturellement les formes et les méthodes les plus adaptées à la vie sociale actuelle et aux possibilités qu'elle offre.

Quels sont les changements survenus dans l'esprit et la vie des hommes de notre époque pour qu'apparaissent de nouvelles formes de contestation contre la religion ?

Constamment, nous avons pu lire et entendre que la philosophie grecque était cosmocentriste, que la pensée dominante au Moyen Âge était théocentriste et que la pensée qui domine la science, l'art et la philosophie durant l'époque moderne est une pensée anthropocentriste.

La question qu'il convient alors de se poser est de savoir quel était le sens réel du mot «cosmos» en Grèce antique et au Moyen Âge et quel rapport il existait entre l'homme et le cosmos ? La réponse à cette question nécessite de vastes débats sur l'astronomie et la philosophie grecque, iranienne, indienne, chinoise et égyptienne, mais aussi sur le Judaïsme, le Christianisme, le Zoroastrisme, l'Islam, l'Hindouisme, le Bouddhisme, etc .... Dans les limites du temps dont je dispose, je m'efforcerai d'élucider un peu plus cette question. Comment nos ancêtres se représentaient-ils le «monde», non pas dans son sens astronomique, mais dans le sens qui désigne une partie quelconque de la planète sur laquelle vivent des hommes ?

II paraît que leur conception du «monde», c'est-à-dire d'une contrée dans laquelle vivent des peuples et des nations était une conception que l'on pourrait qualifier d'« autochtone» et d'«abstraite» à la fois.

C'était une notion autochtone, car en l'absence de moyens de communications comparables à ceux d'aujourd'hui, tout « ailleurs » n'était concevable qu'en comparaison de « sa propre place» et le «monde d'autrui» n'était en fait rien d'autre que «notre monde à nous» et s'il existait des différences, elles ne concernaient que les caractéristiques météorologiques, les catastrophes naturelles, les productions agricoles, l'artisanat ou les ressources minières.

D'autre part, ne possédant que peu de connaissances sur la vie des autres et ignorant tout d' «autrui», ils se sont mis à l' «inventer», une invention qui faute d'objectivité, n'a pu être que représentations abstraites. Ils l'ont inventée à partir de leurs expériences et en généralisant leur vie, une idée abstraite d'autrui.

Avec l'apparition de nouvelles théories astronomiques, la terre a perdu sa place centrale dans l'univers et l'homme s'est soudainement vu projeté dans un vide infini sans borne. L'angoisse engendrée par cette « projection » s'est manifestée dans son esprit et son âme comme un «sentiment de déracinement», un sentiment qui eut ses propres effets et conséquences sur la théologie, la philosophie et l'art. L'explication de toutes ces questions déborde évidemment du cadre de mon exposé.

Le développement des moyens de communication et des facilités pour le déplacement des voyageurs, ont « quantitativement » et « qualitativement » augmenté les connaissances des autres peuples et nations en particulier chez les Européens qui furent en avance dans ce domaine. Cet accroissement des connaissances relatives aux terres, à la culture, à la science et à la religion d'autrui ne fut malheureusement pas toujours orienté vers un sens pacifque et humaniste. Vu que « l'homme blanc européen » était jusqu'à la fin du XIX ième siècle, considéré comme l'homme-étalon, les Européens, après leur conquête territoriale, ont cherché à conquérir l'« âme » et la « culture » d'autrui. Ils suivaient, en cela, l'attitude des anciens Grecs, qui nommaient « Barbares » tous ceux qui vivaient en dehors d'Athènes et ne considérant pas comme êtres humains les non Européens et non Blancs. Comme si au temps du colonialisme, Athènes s'était étendue à l'ensemble de l'Europe !

A la question de savoir où la racine de cet « eurocentrisme » s'est le plus développée et de quelle source elle s'est nourrie, on peut imaginer plusieurs réponses. Mais, que nous soyons musulmans ou chrétiens, nous n'avons aucun doute que l'accusation ne peut nullement poser sur le Christianisme.

Et même si l'on s'efforçait à démontrer le contraire en faisant prévaloir des écrits d'un quelconque théologue chrétien discourant sur l' « euro-éthnocentrisme », le « racisme » ou les visées belliqueuses, en nous référant aux enseignements originels du christianisme dans la Bible ou dans les écrits des Saints, nous devons être en mesure de démontrer l'inauthenticité de ces allégations. Car il est impensable d'insinuer ce genre d'accusations à l'encontre d'une religion dans laquelle l'amour d'autrui est concomitant à l'amour de dieu. Le Dieu des chrétiens est tout comme le Dieu des musulmans, Dieu de tout l'univers et de tous les hommes. C'est la raison pour laquelle ni le Christianisme, ni l'Islam ne peuvent appartenir à un temps, un espace ou à une race donnée.

Je reviens à la question principale posée au début de mon exposé sur le « sens du monde » et je m'efforcerai d'y répondre.

Notre monde d'aujourd'hui - dans le sens historique et sociologique et non astronomique du terme - est un monde qui se rétrécit de plus en plus, permettant, en particulier grâce aux progrès incroyables des moyens de communications accomplis durant ces dernières années, une connaissance plus approfondie et plus précise des uns et des autres. Différentes disciplines scientifiques telles que anthropologie, ethnologie, linguistique, orientalisme, islamologie, égyptologie, iranologie, sinologie, ainsi que des recherches relatives aux civilisations indiennes, turques et nippones, etc .... étaient censées nous apporter de précieuses connaissances réciproques. Nous nous attendions à ce que l'arbre de la connaissance, ainsi acquise, fructifie et apporte la paix et l'amour au monde entier. Avons-nous atteint cet objectif ?

Permettez-moi de reprendre ma problématique.

La « forme » actualisée du combat contre la religion s'est conformée à notre monde rétréci. De nos jours, on parle du « village planétaire » et cette métaphore n'est pas infondée. Nous vivons tous dans un même village. Mais nous savons que dans les villages, les gens se connaissent si bien que les relations sont généralement très paisibles et amicales et quand surgit un différend, engendrant même à l'occasion, guerres et tueries, on demeure capable de « comprendre » l'origine du problème, ses causes et ses raisons.

Or, mes chers amis, force est de constater que dans notre village planétaire, nous sommes incapables de nous comprendre; c'est pourquoi l'on entend si rarement parler de paix et d'amour. Les gens de ce village sont frappés de « mutisme » et non seulement sont-ils muets, mais également sourds. Le désastre est pire encore : si seulement ils n'étaient que sourds-muets, et n'avaient pas tant d'arrière-pensées hostiles et malsaines les uns envers les autres ! Mais hélas, on peut affirmer avec certitude qu'il n'en est pas ainsi.

Est-ce que ce désastre ne confirme pas la prédiction coranique suivant laquelle, « si les hommes se sont perdus, c'est parce qu'ils ont oublié Dieu » et n'est-ce pas cette aliénation qui a abouti à ce sourdimutisme aggravé de cécité ? Et le traitement ne passe-t-il pas par un retour à Dieu et à son invocation.

L'avenir de la religion et de la foi dépend de la clairvoyance, de la connaissance de son temps et de l'abandon du fanatisme ethnique et communautaire, et de la disposition à modifier sa mentalité. Ce n'est qu'ainsi que l'essence même de la religion sera préservée et que l'esprit libre de l'être humain, qui au fond de sa conscience est hautement attaché à la foi, ne s'éloignera pas de la religion. C'est grâce à la compréhension et à l'ouverture d'esprit que nous réussirons à faire en sorte que ces religions atemporelles, hors du temps et de l'espace, retrouvent leur véritable dimension. Heureusement des actions prometteuses sont observées dans cette direction, aussi bien parmi les savants lucides du monde musulman que du monde chrétien ainsi que d'autres religions.

Dans ces circonstances, le dialogue entre les civilisations, mais aussi le dialogue entre les religions, en particulier entre l'Islam et le Christianisme s'avèrent comme une nécessité vitale, impérative et incontournable. Les éléments qui rendent encore plus urgente la nécessité d'instaurer ce dialogue peuvent être répertoriés comme suit

1. Dans le monde d'aujourd'hui, la vague anti-religieuse menace fortement la spiritualité et la douceur de la vie humaine : le dialogue entre les savants religieux peut accroître notre espoir de sauver la vie spirituelle de l'homme.

2. Le dialogue religieux devrait nous permettre de remédier au sourdimutisme et à l'incompréhension existants. Je dois ajouter, à cet égard, que malheureusement les puissants du monde, au lieu de réduire et d'effacer enfin les malentendus, contribuent à leurs recrudescences.

3. Le dialogue entre les religions, en particulier le dialogue entre l'Islam et le Christianisme ouvrira peut-être une nouvelle brèche pour des chercheurs en sciences sociales et philosophiques et incitera un certain nombre de journalistes et réalisateurs de programmes audio-visuels à réfléchir davantage à l'idée de construire un pont communicatif entre les différents peuples et nations pour trouver un « langage commun » au lieu de réaliser une grande quantité de productions qui finalement ne font qu'attiser davantage le feu de la guerre et de l'hostilité entre les populations. Ce sera dans de telles conditions qu'à la place d'avoir des écrits et des programmes qui ne parlent que de conflits entre l'Islam et l'Occident », entre L' « Islam et le Christianisme », entre la religion et les droits de l'homme, nous aurons affaire à des chercheurs modestes en quête de vérité qui comprendront qu'en se référant à quelques événements ou en étudiant quelques pages ou quelques articles, il est impossible de cerner de façon vaste et profonde une religion comme l'Islam ou le Christianisme.

4. La vie religieuse dans le monde actuel saura aplanir les obstacles et régler les problèmes en ayant recours au dialogue, à l'entendement ainsi qu'à l'échange des expériences. En élargissant et en renforçant les bases morales et religieuses de nos sociétés - une religion qui appelle à la paix, à la coexistence pacifique et à la justice et non à la guerre, à l'injustice et à la domination - c'est l'espoir de paix, de justice et de liberté qui s'en trouvera fortifié.

Je vous remercie.